Le berger athlète de Ksar Ghilane

Au touriste qui songe à Ksar Ghilane, reviennent peut-être quelques images de l'oasis: le bassin et sa source chaude, les tentes prêtes à accueillir les vacanciers, un fil à linge à l'écart sur lequel sèchent des combinaisons de motards, un petit jardin de la palmeraie où pousse le trèfle et où un âne, tête baissée, attend sagement son maître invisible...

Mais pour les gens du sud, la région de Ksar Ghilane évoque aussi les pâturages et les grands troupeaux surveillés par les bergers, inlassables marcheurs enveloppés dans leurs burnous. Troupeaux de chèvres et de moutons, mais troupeaux de chamelles également car le désert est, on le sait, un gynécée et une pouponnière où mères et chamelons paissent en paix avant que le destin ne les sépare à jamais. Et les journées d'un berger de chamelles ne sont pas de tout repos: il y a toujours une étourdie, une curieuse ou une fuyarde à rattraper avant le sommet d'une dune lointaine et à ramener très vite avant qu'une autre n'en profite pour se faire la belle. A force de kilomètres parcourus en urgence dans le sable qui freine et les pentes qui essoufflent, ces jeunes gens tout en muscles ont acquis une réputation de célérité et de résistance que personne ne songerait à leur contester. Il y a quelques années, l'un d'eux, reconnu le plus rapide, faisait l'admiration de ses amis:
- Par Allah, tu devrais participer au marathon de Tunis. Tu serais capable de le gagner, lui soufflaient-ils.
- De quoi me parlez-vous là? Je n'ai jamais quitté le sud, je ne suis jamais allé à l'école et vous savez bien que je ne sais ni lire ni écrire.
- Pas de problème, on va faire le dossier d'inscription pour toi. On s'occupe de tout.

Ce qui fut dit fut fait et voilà le berger dans la capitale, stupéfait par la taille de la ville, étourdi par les enseignes, les affiches et le mouvement de la foule. Sans compter ces chaussures de sport neuves auxquelles il faut s'habituer. On le renseigne sur le moment et le lieu du départ. L'instant redouté et attendu arrive: les concurrents s'élancent en masse. Mais au fil de l'épreuve notre berger creuse la distance. C'est qu''il est infiniment plus facile de fouler l'asphalte de l'avenue Habib Bourguiba que le sable mou et que la pente de certaines rues n'a rien à voir avec celle des cordons de dunes. Le berger se retrouve bientôt seul, mais où se diriger quand on ne comprend pas le sens des panneaux qui jalonnent le parcours? Où courir, où ne pas courir? Parler de la solitude du coureur de fond prend ici une dimension supplémentaire par ironie du destin. Égaré à plusieurs reprises, remis sur le bon chemin, passant du désespoir à la confiance retrouvée, notre berger doit s'en remettre aux spectateurs. Certains, de bonne ou de mauvaise foi, contribuent à lui faire perdre un temps précieux. Quelle épreuve, quel tourment que ces 42 km.195 quand on les rallonge bien malgré soi! Enfin la ligne d'arrivée, le chronomètre que le juge arrête et devant soi... quatre athlètes en train de récupérer!

Cette année-là, un inconnu, berger de chamelles dans le grand sud, termina cinquième du marathon de Tunis.

- Vous vous rendez compte, conclut Mohamed, guide d'exception et neveu de Tahar, en racontant cette histoire tandis que nous gravissions la grande dune d'El Borma, s'il avait gagné, sa vie aurait pu changer complètement et on aurait parlé de lui dans les journaux et à la télévision.
- Au mérite, on peut considérer que c'est lui le vainqueur. Mais qu'est-il devenu?
- Eh bien il est retourné s'occuper de son troupeau et ne veut plus entendre parler de quelque compétition que ce soit. Ce n'est pas son affaire. Rattraper ses chamelles lui suffit...Mektoub.

Combien d'athlètes amateurs de par le monde, aux performances freinées par des handicaps parfois insoupçonnés menaceraient les champions si les conditions étaient égales pour tous? De quoi rester songeur. En tout cas, si dans la région de Ksar Ghilane, nous apercevons un jour un berger à la foulée particulièrement souple et rapide, peut-être s'agira-t-il du berger marathonien. Chapeau l'athlète! Nous agiterons notre chèche en votre honneur.

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