Mabrouk raconte

Il fait nuit noire et nous avons terminé le couscous: les quatre cuillers plantées dans le plat d'inox sont allées bon train et Saad, le dromadaire curieux et sympa, s'approche et allonge le cou au cas où nous lui aurions laissé un petit reste. Pour nous, c'est l'heure de siroter les trois thés, mais rien ne presse dans la paix qui nous entoure et le moment est propice aux confidences :

- Mabrouk, peut-on avoir peur dans le désert?
- Peur?... Oh non, le chacal ne s'attaque pas à l'homme et les serpents se sauvent quand on s'approche. Si on se fait piquer par un scorpion, ça fait mal, bien sûr, mais après la douleur s'en va... Pourtant si... j'ai bien failli mourir un jour.

Je devais avoir 10-11 ans. Je vivais alors dans le désert avec toute ma famille et nos troupeaux. C'était le plein été. Moi je devais surveiller nos quatre chamelles. Je ne sais pas comment c'est arrivé mais tard un soir j'ai dû rentrer au campement en avouant que j'avais perdu les chamelles! J'avais peur de mon père. C'était un homme très sévère, il frappait facilement, levait le bâton. Nous les enfants, nous avions peur de ses colères et notre mère elle-même le craignait. Il m'a dit :
- Mabrouk, tu partiras demain avant que le soleil se lève et tu vas retrouver les chamelles. Emporte de l'eau.

Je suis parti avant l'aube, avant la chaleur qui arrive très vite et j'ai cherché, cherché, grimpant d'une dune à l'autre, traversant les oueds. Rien. Pas de chamelles. Le temps passait, la chaleur devenait très forte. Mon bidon d'eau pesait sur mon épaule, sûrement que je marcherais plus vite en le laissant dans un buisson où je le reprendrais plus tard. Je l'ai donc laissé. Et j'avançais. Toujours rien. L'idée m'est venue d'enlever mes chaussures pour aller plus vite. Mais le sable m'a bientôt brûlé les pieds et la douleur est vite devenue insupportable. Que faire? Enlever mon chèche, le couper en deux, entourer chaque pied avec une moitié et chercher, chercher toujours. Je n'en pouvais plus. Mon cœur cognait, cognait dans ma poitrine. Je ne pouvais plus avancer. Je me suis allongé contre un buisson, j'ai creusé le sable pour trouver un peu de fraîcheur et calmer mon cœur. Mais il fallait repartir, chercher toujours et le désert restait vide. La tête me faisait mal, j'avais si soif, je ne supportais plus mes vêtements. Je les ai enlevés un à un et, tout nu, j'ai continué à marcher: le père, le bâton, l'air vibrant dans le soleil, les chamelles, tout se mélangeait dans ma tête. Les yeux me brûlaient à examiner les dunes. À la fin je ne savais plus pourquoi j'avançais et je commençais à trébucher.

Pendant ce temps, au campement on s'inquiétait et ma mère ne quittait plus une haute dune, embrassant l'horizon; au bout de longues heures, tout à coup, elle a appelé ma sœur:
- Aïcha, il y a un point noir, là-bas qui bouge; ce n'est pas ton frère, il a une djellaba et un chèche blancs, mais il va te dire s'il l'a vu. Emporte de l'eau, ma fille.

Aïcha s'est mise en route, montant et descendant les dunes, les yeux fixés sur le point noir. Quand elle m'a reconnu, elle a couru plus vite vers moi en criant et en pleurant. Elle m'a allongé par terre, m'a mouillé les cheveux, le visage, le corps:
- Aïcha, donne-moi à boire.
- Pas encore, attends, petit frère, attends que j'aie fini... Voilà... maintenant tu peux boire une gorgée... doucement... une autre gorgée... doucement...
Elle m'a réhydraté lentement, m'a aidé à me relever et m'a ramené au campement. Je me suis couché pour me reposer et ma mère a soigné mes pieds brûlés. Quand j'ai été rétabli, mon père a dit:
- Mabrouk, maintenant tu vas rechercher les chamelles, c'est ton travail.

Et je les ai retrouvées.

Après un instant de silence que nous n'osons rompre, Mabrouk tisonne le feu et les reflets des flammes jouent sur son visage buriné:
- Aïcha habite aujourd'hui pas très loin de moi, à Sabria. Elle et moi, nous sommes comme ça, conclut notre ami en entrecroisant ses doigts. Elle m'a sauvé la vie.

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