Les histoires d'Evelyne

Les histoires d'Evelyne

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La poulie

"Yallah nemchou"! En avant on marche. Le soleil levant a depuis un moment déjà embrasé les hautes dunes et l'air se réchauffe. Il est huit heures et demie, le campement est levé. Les dromadaires ont été chargés selon une répartition inchangée depuis le début du circuit.

Les chameliers, le bâton en travers des épaules, guident la caravane et chantent une chanson qui parle d'amour et de désert. Celui-ci se déroule devant nous, toujours renouvelé : aux cordons de hautes dunes succèdent les cuvettes herbeuses où, parfois, des troupeaux de chamelles paissent les tiges tendres. A l'horizon les montagnes indiquent notre route. Tout à coup Mabrouk, le chamelier, s'arrête au pied d'une petite touffe d'herbes sèches. Il creuse en silence, dégage un sac plastique épais et à l'intérieur, ensablée, une poulie. Poulie ô combien précieuse à qui se dirige vers un puits! Lors d'un précédent circuit, Mabrouk l'avait prêtée à un chamelier et celui-ci,comme convenu, l'a déposée au pied de "la" touffe où Mabrouk devait la reprendre. Nous sommes stupéfaits d'admiration. Mabrouk rit. Quoi de plus naturel que de retrouver une poulie, à sa place, invisible, au pied d'une broussaille à des millions d'autres semblable... Merveilleuse simplicité des hommes du désert et surtout merveilleuse science du désert.

"Yallah nemchou".
En avant, on marche, régulièrement, au pas des placides dromadaires. Dès le premier jour on s'est senti bien, débarrassé des besoins factices, guéri du stress usant, corps et tête réconciliés. Ici les gestes quotidiens sont simples et chargés de sens : on aide à charger et décharger les dromadaires, on cherche les souches noueuses qui brûleront sous le couscous parfumé aux cinq épices. On apprête le repas et on regarde le pain sortir fumant des braises et du sable. "Bichfé" , bon appétit. Et comment... Pour peu qu'un nomade ami vienne partager repas et nouvelles, la fête est complète et les mains sont plus nombreuses à se chauffer au feu de l'amitié. Le repas terminé, le bidon d'eau devient l'instrument de musique idéal et la mélopée du désert monte vers les étoiles fourmillantes.

Avant de dormir, quelques instants de bonheurs simples reviennent :
- la trace fraîche des chacals, gazelles, lièvres et gerboises brodant le sable,
- le clapotement de l'eau sur les flancs du dromadaire,
- le chaud soleil de midi sur la peau,
- le parfum caramélisé du sucre tombé de la petite théière d'émail où le thé fort bouillonne,
- la sieste de l'aprés-midi à l'ombre d'une couverture tendue sur les herbes hautes,
- l'ombre de la caravane s'étirant sur les dunes au soleil couchant,
- et surtout ce sentiment de paix, de plénitude, acquise par quelques jours hors du temps, hors du monde et dont le bienfait va si longtemps se prolonger.

Mais l'heure n'est plus à penser "Rodoua", à demain. "Alarher", bonne nuit.
Demain, on prononcera à nouveau les mots qui rendent heureux. "Yallah nemchou", en avant, on marche.

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Warda, Aïcha et Fatima

Vendredi 20 Février 2004.    ( 31°43'158 N ; 9°16'537 E )
 
Voilà presque deux semaines que notre petit groupe chemine, constitué de six heureux, trois chameliers chantants et onze dromadaires placides. Demain nous atteindrons le camp militaire d’El-Borma, ce sera la fin du parcours et la fête un peu triste des retrouvailles car Tahar sera là avec le 4X4 pour nous ramener vers Djerba.

Encore  quelques heures pour savourer le désert, avec toutefois un regret : cette année nous n’avons pas eu de réel contact avec les nomades. Seul un chasseur de gazelle a accompagné notre marche un matin, mais il est resté discuter avec Mohamed et Abdallah. Le temps de le saluer et il a disparu comme il avait surgi. Nous devions bien faire un détour dimanche dernier et nous rendre à un campement ; des dattes étaient d’ailleurs mises de côté pour les offrir, mais un jeune chameau a bouleversé le projet en s’échappant durant la nuit. Epris d’indépendance et en apprentissage de portage, il se tient constamment  en arrière de la caravane, refusant d’être  attaché mais acceptant sa charge. Réglo, mais sans plus…  Profitant de la nuit, il a fugué, ivre de liberté. Ah ! ces ados ! Les chameliers sont tendus. Il faut le retrouver, nous passons un long moment à scruter  l’horizon. Inch allah ! Abdallah prend une décision : Mabrouk va le chercher pendant que nous continuerons la route. Heureusement tous les deux nous rattrapent quelques heures plus tard. Tout est bien qui finit bien. Aurons-nous une autre opportunité de rencontrer des nomades ? Non. Et de fait, nous ne verrons plus que des campements saisonniers abandonnés.

Donc, ce vendredi matin, vers neuf heures, alors que nous levons le camp dans son traditionnel désordre organisé, nous n’en croyons pas nos yeux. Devant nous, la silhouette nonchalante d’un dromadaire descend  les dunes. Un homme entre deux âges le tient par une corde. Il est vêtu d’une djellabah blanche et porte des chaussures de tissu cousu à la main. Il s’arrête, échange des politesses avec les chameliers, pendant que nous, les femmes, avançons vers la jeune femme assise sur le chameau. Sa femme ? Agée de vingt-cinq ans environ, elle est enveloppée dans un voile blanc qui couvre sa tête et ses épaules. Vision biblique. De chaque côté, deux adorables brunettes intimidées- deux et trois ans peut-être- sont assises en équilibre dans de grands couffins d’osier. Nous nous approchons, sous le charme et faisons connaissance avec Werda ( Rose ), Aïcha et leur maman. A plusieurs reprises, nous entendons un drôle de petit bruit. Miaulement ? Vagissement ? Nous devons rêver. Tout à coup, la jeune femme, souriante et en confiance, dégage les tissus devant elle et nous montre, enveloppé dans ses langes et la tête couverte d’un minuscule chèche, un bébé. Un nouveau-né, à la peau claire et aux cils collés par les grains de sable. C’est FATIMA, trois jours. Nous appelons les hommes, à l’écart en train de bâter les dromadaires, et penchons tous nos têtes, bouleversés par ce petit enfant du désert, sur qui déjà sa maman replie les couvertures, oisillon à protéger dans son nid douillet.

Cet homme à pied est le père de la jeune femme ; selon la coutume, elle est venue accoucher dans sa famille et il la reconduit à son mari. Ainsi nous avons vu avant son père cette troisième petite fille que sa femme vient de lui donner. Cela nous trouble beaucoup. Chacun défait ses bagages et offre un vêtement chaud. Abdallah-Balthazar s’approche en tenant une boîte de fromage à tartiner. Eh oui, nous n’avons plus de dattes.

Ce vendredi matin, nous marchons longtemps en silence, graves, émus, remerciant le désert de nous avoir fait ce cadeau somptueux, à la toute fin de notre marche. Choukrane, mektoub, c’était écrit.

Nous te souhaitons une belle vie, petite Fatima, dans un désert que n’atteigne pas la folie des hommes. Dans quelques jours, à Noël, le souvenir de ton visage endormi se superposera à celui d’un autre enfant, né dans une crèche voilà plus de deux mille ans. Yallah,yallah, petite princesse des grands espaces.

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Hôtel des mille étoiles

Bientôt dix-sept heures. Le soleil décline doucement et les ombres s’allongent en serpentant dans les dunes. Parvenue dans une cuvette, la caravane quitte la file indienne et s’alanguit, s’étale. Les dromadaires avancent maintenant de front tandis que les chameliers s’interpellent et se concertent. La journée de marche s’achève : nous ferons halte bien à l’abri du vent au bas d’un monticule d’arbres secs et enchevêtrés. Devant nous, Ali creuse le sable du bout de son bâton et nous souhaite « Bienvenue à l’hôtel des mille étoiles ».

En quelques instants les hôtes d’un soir récupèrent leurs bagages à la réception et se dirigent vers l’une des multiples chambres disponibles. Les uns choisissent une touffe de sbot ou de genêt ou encore l’abri d’un dôme de sable coiffé de troncs nains calcinés par le soleil et le vent. Les autres préfèrent le dortoir sous la lourde tente bédouine ouverte plein sud.

Que faire une fois la provision de bois assurée ? Un point GPS, une courte sieste, une brève lecture?…Certes, mais aussi un brin de toilette avec lingettes à volonté, dans l’une des multiples salles de bains à l’écart, auxquelles on accède en grimpant. Au retour, frais et dispos, on rejoindra la cuisine où les mains s’affairent à couper les légumes en « pitits-pitits » morceaux sur la recommandation du chef, Hamed. Tandis que la soupe mijote et parfume l’air, assis en demi-cercle sur les canapés laineux du salon, on prendra une boisson chaude en passant en revue les menus événements de la journée. A la nuit tombante, il suffira de s’asseoir en tailleur ou sur ses talons pour être dans la salle à manger, autour du foyer dispensant chaleur et éclairage. Bichfe, bon appétit. Pour aider au service, il est d’usage que les convives, le repas achevé, plongent eux-mêmes leur couvert dans le sable-lave-vaisselle. On apprend vite !

Quel sera le programme de la soirée à l’ « Hôtel des mille étoiles » ? Eh bien, concert de musique et chants traditionnnels offert par l’orchestre des chameliers-musiciens. Acoustique parfaite et triomphe à chaque prestation. Ensuite.. ? Direction l’observatoire, mais lever les yeux suffira et la pollution lumineuse n’est pas à redouter. Depuis longtemps les constellations se sont mises en place pour leurs figures imposées. Comment s’appelle celle-ci ? Ce sont les jumeaux Castor et Pollux. Et celle-là ? Le superbe chasseur Orion, ses chiens Sirius et Procyon sur les talons, ajustant son arc en direction du Taureau. Et là, cette tache blanchâtre ? Le minuscule chariot formé par les Pléiades, toute une famille réunie au ciel par un Jupiter compatissant. Mais les paupières se font lourdes, les hôtes dissimulent un bâillement. Dans quelques minutes ils seront dans les bras de Morphée, ignorant que leur sommeil sera veillé par une faune curieuse, légère et muette dont ne subsisteront que les empreintes brodant le sable.

Au matin, chacun bouclera son bagage pour une nouvelle étape et yallah nemchou ! Gerboises et souris des sables, minuscules soubrettes affairées, nettoieront les miettes abandonnées et le vent passera un large coup de balai tandis que s’éteindront les lueurs du foyer. Après cet accueil offert à ses clients, des privilégiés, l’hôtel, chaque jour renouvelé, retrouvera sa quiétude. Saheb marhba outil mel nejmat ! Ami, bienvenue à l’hôtel des mille étoiles.

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Le retour du chameau prodigue

Cette année, notre périple doit nous mener d’El Borma à Borj el Quadra. Nous avons un guide, Ali, et quatre chameliers. Ahmed et Khalifa viennent de Douz , Brahim et Midani de Sabria. Pour nous ils ont fait équipe, pour nous ils ont marché douze jours avant d’atteindre le point de rendez-vous où le 4x4 de Tahar et Christine nous a déposés. Et yalla nemchou, en avant ; elle marche la caravane, composée de dix bipèdes légers comme l’air et de neuf quadrupèdes chargés de l’intendance.

Au matin du troisième jour, le campement s’éveille dans la fraîcheur de l’aube. Le soleil, blanc à l’horizon, a du mal à percer une épaisse couche nuageuse. Il fait bon autour du feu, près du pain qui fume encore. François, qui se lève tôt, nous rapporte alors la scène suivante, dont il a été témoin quelques minutes auparavant.

Dès leur réveil, comme à l’accoutumée, les quatre chameliers se sont préoccupés de leurs dromadaires, piquetés de près dans cette zone militaire et frontalière. Ceux-ci, baraqués, ruminaient paisiblement. Mais c’est bizarre…On dirait…Comptons.
Tu trouves combien, Brahim ?
Dix, par Allah !
Mais oui, moi aussi…Il y en a un de trop, qu’est-ce que c’est que ce petit blanc ?

Aussitôt, les quatre chameliers entourent l’inconnu, baraqué contre un chameau de Midani, mâchant sereinement des herbes sèches. Très vite, ils nouent plusieurs cordes, improvisant une longe, se placent en carré qu’ils resserrent et l’intrus, qui s’est levé d’inquiétude, se retrouve en un clin d’oeil étroitement ficelé. C’est un jeune mâle, il porte la marque des Mrazigs, complétée de la marque de Sabria, et de celle de son propriétaire. Midani et Brahim ont déjà compris : c’est le chameau de six ans qu’un de leurs voisins a perdu dans le désert il y a six mois.

Nous a-t-il vus passer, du haut d’une dune ? Le vent lui a-t-il porté le bruit et l’odeur de notre caravane ? Depuis quand s’est-il installé à la faveur de la nuit ?… Il paraît en pleine forme et tout heureux de mettre fin à son ermitage involontaire. Il croise nos yeux ébahis avec un air désinvolte, ironique, je dirais même condescendant. Air qu’il affichera tout au long du parcours.

Depuis, le jeune chameau, nous suit d’un pas allègre, inséparable du chameau de Midani qu’il a choisi comme copain. Exempté de charge, car sans bât, il savoure sa semi-liberté et, comme on le sait, quand il y a de l’avoine pour neuf, il y en a pour dix.

Nous sommes maintenant à mi- parcours, Tahar vient de nous rattraper pour un ravitaillement et pour déposer Béatrice qui va effectuer la seconde partie du périple avec nous. Le 4x4 va donc emporter la bonne nouvelle à Sabria.

Gageons que le soir du retour de la petite troupe, l’heureux propriétaire viendra à sa rencontre. On aura tué l’agneau gras. Un peu plus tard, le couscous mijotera sur le trépied. Ce sera fête sous les étoiles, avec chansons, flûte et tambourin. Les dromadaires, curieux et gourmands, tendront alors leurs cous et blatèreront en chœur à l’oreille de Brahim et Midani : « Eh…psitt…on reprendrait bien une ration de pulpe d’olive. Après tout, c’est pas tous les jours qu’on vous ramène un pote, perdu à trois cents kilomètres. »

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Un matin un petit pâtre

Nous progressons doucement en caravane étirée le long d'une ligne de crête. Les chameliers calculent le moindre effort pour les dromadaires lourdement chargés dont les empreintes profondes serpentent en courbes molles dans le sable soyeux. Les hommes chantent une chanson entraînante et l'eau clapote dans les outres au rythme du déhanchement des bêtes. Nous suivons en silence, doux rêveurs en file indienne.

Tout à coup, venant d'on ne sait où, un enfant nomade en djellaba blanche surgit littéralement entre les jambes des chameliers, surpris et amusés. Tout le monde s'arrête pour lui faire fête:
- Comment t'appelles-tu?
- Je suis le fils de Sadoc et mon père est tout là-bas avec les chamelles.
- Quel âge as-tu?
- Neuf ans.
- Et tu vas à l'école?
- Non, je garde les chèvres et les moutons. Ma mère est avec mes petites sœurs au campement. Elles ont cinq ans et trois ans.
L'enfant sourit, ravi de la distraction que notre passage lui occasionne et nous regarde avec la curiosité polie d'un petit homme.

Les chameliers expliquent qui nous sommes, d'où nous venons, où nous allons et l'enfant ponctue leurs éclaircissements de petits mouvements de tête: curieux quand même de se perdre volontairement dans ces zones si reculées. Les étrangers sont bizarres!

Dans le sac à dos de journée suspendu au bât du dromadaire de Hedi se trouvent de menus trésors au cas où se produirait le miracle d'une rencontre car l'on sait bien que les enfants sont les mêmes partout mais ici un ours en peluche, un ballon résistant aux épines, des billes, des barrettes pour les coquettes, en un mot des surprises venues d'improbables voyageurs font plaisir plus qu'ailleurs.

Le petit pâtre presse le ballon de mousse contre lui, choisit des barrettes pour ses sœurettes, remercie et s'enfuit, caché en quelques instants par les dunes.

C'est qu'il ne faut pas s'attarder longtemps: chèvres et moutons peuvent être fantasques et prendre la poudre d'escampette et le chacal, rôdeur invisible, est toujours prêt à bondir sur l'agneau isolé. Même si les journées sont bien longues dans ces étendues, quand on est le fils de Sadoc et que l'on est âgé de neuf ans, il s'agit d'être à la hauteur de ses responsabilités!

Adieu petit pâtre, adieu petit prince! Nous reprenons notre marche, mais pourquoi avons-nous tous le sourire et pourquoi notre cœur bat-il un peu plus fort ?

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Le berger athlète de Ksar Ghilane

Au touriste qui songe à Ksar Ghilane, reviennent peut-être quelques images de l'oasis: le bassin et sa source chaude, les tentes prêtes à accueillir les vacanciers, un fil à linge à l'écart sur lequel sèchent des combinaisons de motards, un petit jardin de la palmeraie où pousse le trèfle et où un âne, tête baissée, attend sagement son maître invisible...

Mais pour les gens du sud, la région de Ksar Ghilane évoque aussi les pâturages et les grands troupeaux surveillés par les bergers, inlassables marcheurs enveloppés dans leurs burnous. Troupeaux de chèvres et de moutons, mais troupeaux de chamelles également car le désert est, on le sait, un gynécée et une pouponnière où mères et chamelons paissent en paix avant que le destin ne les sépare à jamais. Et les journées d'un berger de chamelles ne sont pas de tout repos: il y a toujours une étourdie, une curieuse ou une fuyarde à rattraper avant le sommet d'une dune lointaine et à ramener très vite avant qu'une autre n'en profite pour se faire la belle. A force de kilomètres parcourus en urgence dans le sable qui freine et les pentes qui essoufflent, ces jeunes gens tout en muscles ont acquis une réputation de célérité et de résistance que personne ne songerait à leur contester. Il y a quelques années, l'un d'eux, reconnu le plus rapide, faisait l'admiration de ses amis:
- Par Allah, tu devrais participer au marathon de Tunis. Tu serais capable de le gagner, lui soufflaient-ils.
- De quoi me parlez-vous là? Je n'ai jamais quitté le sud, je ne suis jamais allé à l'école et vous savez bien que je ne sais ni lire ni écrire.
- Pas de problème, on va faire le dossier d'inscription pour toi. On s'occupe de tout.

Ce qui fut dit fut fait et voilà le berger dans la capitale, stupéfait par la taille de la ville, étourdi par les enseignes, les affiches et le mouvement de la foule. Sans compter ces chaussures de sport neuves auxquelles il faut s'habituer. On le renseigne sur le moment et le lieu du départ. L'instant redouté et attendu arrive: les concurrents s'élancent en masse. Mais au fil de l'épreuve notre berger creuse la distance. C'est qu''il est infiniment plus facile de fouler l'asphalte de l'avenue Habib Bourguiba que le sable mou et que la pente de certaines rues n'a rien à voir avec celle des cordons de dunes. Le berger se retrouve bientôt seul, mais où se diriger quand on ne comprend pas le sens des panneaux qui jalonnent le parcours? Où courir, où ne pas courir? Parler de la solitude du coureur de fond prend ici une dimension supplémentaire par ironie du destin. Égaré à plusieurs reprises, remis sur le bon chemin, passant du désespoir à la confiance retrouvée, notre berger doit s'en remettre aux spectateurs. Certains, de bonne ou de mauvaise foi, contribuent à lui faire perdre un temps précieux. Quelle épreuve, quel tourment que ces 42 km.195 quand on les rallonge bien malgré soi! Enfin la ligne d'arrivée, le chronomètre que le juge arrête et devant soi... quatre athlètes en train de récupérer!

Cette année-là, un inconnu, berger de chamelles dans le grand sud, termina cinquième du marathon de Tunis.

- Vous vous rendez compte, conclut Mohamed, guide d'exception et neveu de Tahar, en racontant cette histoire tandis que nous gravissions la grande dune d'El Borma, s'il avait gagné, sa vie aurait pu changer complètement et on aurait parlé de lui dans les journaux et à la télévision.
- Au mérite, on peut considérer que c'est lui le vainqueur. Mais qu'est-il devenu?
- Eh bien il est retourné s'occuper de son troupeau et ne veut plus entendre parler de quelque compétition que ce soit. Ce n'est pas son affaire. Rattraper ses chamelles lui suffit...Mektoub.

Combien d'athlètes amateurs de par le monde, aux performances freinées par des handicaps parfois insoupçonnés menaceraient les champions si les conditions étaient égales pour tous? De quoi rester songeur. En tout cas, si dans la région de Ksar Ghilane, nous apercevons un jour un berger à la foulée particulièrement souple et rapide, peut-être s'agira-t-il du berger marathonien. Chapeau l'athlète! Nous agiterons notre chèche en votre honneur.

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Désert et gourmandises

Qui dit désert dit vie spartiate où l'effort physique - enfin, n'exagérons rien - est compensé par une nourriture saine, abondante et simple. Certes et c'est pour cela justement qu'une gourmandise prend une importance à la mesure du cadre grandiose qui entoure notre solitude choisie:
? C'est une barre de céréales ou de fruits confits à mâcher lors des mini-pauses qui ponctuent la marche. Les dernières seront partagées en parts de plus en plus réduites. Pour chacun une bouchée d'énergie, que dis-je, une hostie de fraternité.
C'est une orange maltaise, avec sa feuille encore souple parfois accrochée à la tige, toute fraîche des nuits passées dans le grand couffin tressé. On la savoure quartier par quartier, à demi allongé sur une dune, à l'heure où l'on peut encore tutoyer le soleil avant qu'il n'entre en majesté.
C'est, au dessert, une assiette de dattes naturelles, charnues, fondantes. Rien à voir avec leurs consoeurs d'exportation, bronzées à l'excès, pasteurisées, collantes de sucre, calibrées, sagement alignées en épis dans leurs barquettes de polystyrène. Non, ici elles sortent encore sur leurs tiges d'un grand sac de toile et sont parfois offertes en dessert supplémentaire par un chamelier blasé d'en manger toute l'année, cadeau prélevé sur la récolte familiale. Choucrane, Ryad, choucrane. L'assiette circule de main en main, chacun grapille au passage. Encore une, la dernière. Vœu pieux. Trop bonnes! comme disent les enfants.
Mais il arrive aussi d'authentiques surprises:
C'est, peu après son arrivée, quelques mots de Béatrice, assise près du foyer et se levant d'un bond: « Au fait, j'oubliais, j'ai des chocolats dans mon sac! » Wouah! Des cho-co-lats, ici, près de Bir Aouïne?! Quelques instants plus tard, les doigts plongent dans l'emballage crissant et en retirent de délicieux oeufs marbrés. Pâques avant Pâques, et dans un campement caché dans le Grand Erg. Pas un n'en réchappe et l'on entendrait une gerboise passer.
C'est, un autre soir, François suggérant à son fils Romain - Mano pour tout le monde - de confectionner un gâteau. Mano a appris la pâtisserie dans une grande maison parisienne, mais ici les conditions sont particulières. Il relève cependant le défi et rassemble farine, oeufs, sucre, beurre... Normalement il faudrait du sucre vanillé. Pas de problème: François, comme par magie, en sort un sachet de sa poche. La pâte crémeuse est bientôt versée dans l'unique casserole, cabossée par un vécu intrépide et soudain promue au rang de moule à gâteaux. Il ne reste plus qu'à régler le feu de camp sur le thermostat 7. Tout simple! Bientôt l'air embaume. Mano, silencieux, concentré comme un jour d'examen, surveille la cuisson tandis que chacun y va de ses conseils: « Tourne un peu la casserole. », « Réduis le feu. », etc. Au bout de trente-cinq minutes, le gâteau est jugé cuit et posé à refroidir à l'écart, lorgné par dix paires d'yeux gourmands. Le temps de chanter trois chansons et commence la délicate opération de démoulage. Résultat superbe. Bravo Mano. Et qu'il est bon: bord légèrement croustillant et intérieur moelleux. Les chameliers, souvent méfiants à l'égard d'une cuisine inhabituelle, concèdent que la pâtisserie française se défend, Allah en est témoin. « Prima, mabrouk, Mano. » Super, félicitations.
Nous laisserons toutefois le dernier mot à une gourmandise tunisienne, achetée au passage dans la meilleure pâtisserie de Tataouine, ville dont elle est la spécialité...la corne de gazelle. L'énorme pyramide est devant nous et le vendeur dispose délicatement les gâteaux oblongs et ventrus des merveilles nées du soleil, dans une boîte en carton à ranger entre deux bagages. La fête est pour ce soir, au campement prêt à nous accueillir, où Midani, stoïque au bord de la piste, enveloppé dans son burnous, guette les phares dans le soir qui tombe. Tous ensemble, nous nous lècherons les doigts en parlant du circuit mitonné par Christine et Tahar.
Si, après avoir lu ces lignes, vous avez l'eau à la bouche, il n'y a qu'une solution: boucler un sac, grimper dans un grand oiseau blanc qui vous déposera là-bas, où le soleil fait mûrir oranges, dattes et amandes et où on partage chocolats et gâteaux. Mawid teht nejma, rendez-vous sous les étoiles...

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Récompense pour Boubaker

Sabria est une bourgade située à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Douz. Depuis plusieurs générations, les familles anciennement nomades y sont sédentarisées sur des parcelles de terrain identiques données par l'Etat. Les enfants vont à l'école, les femmes assurent les tâches ménagères, tissent la laine et nourrissent le petit bétail enfermé dans des enclos de fortune. Les hommes entretiennent leur coin de palmeraie et beaucoup travaillent pour le tourisme. C'est à eux et aux chameliers de Douz qu'a été réservé le droit de conduire les caravanes dans le désert. C'est à ces équipes, entre autres, que Tahar téléphone pour encadrer les circuits et, souvent bien avant l'arrivée des groupes, Midani, Hédi, Brahim, Abdala, Mohamed bâtent leurs dromadaires et se mettent en route vers le point de rendez-vous.

A la sortie du village se tient une maison amie occupée précisément par Mohamed, Messaouda son épouse et leurs six enfants encore près d'eux. L'extérieur est peint en blanc et le regard est attiré par un boisseau de brique rouge, vide, posé en longueur au bord du toit.

Qu'est-ce donc?
- Ah! vous avez remarqué... c'est pour les pigeons de Boubaker, répondent en riant Fathi et Ali, les aînés des garçons, tout en jetant un coup d'œil complice à leur jeune frère, un peu en arrière.

Boubaker est un adolescent aux yeux vifs dont les brillants résultats scolaires étaient affichés encore récemment sur les murs de la pièce principale et fièrement commentés par la famille. A l'âge où, en France, on commence à rouler en scooter, on accumule CD et DVD et teste les derniers jeux vidéo, Boubaker, lui, a émis le souhait d'avoir un couple de pigeons et ses parents ont pu lui faire ce plaisir.

Justement voici les héros, de retour d'équipée lointaine, qui piquent vers leur nid. Et on roucoule au bord du toit et on soulève ses plumes chatoyantes et on gonfle le jabot avant de s'élancer sur le sable de la cour picorer quelques grains laissés par la mule et se pavaner sous les yeux de Boubaker, ravi.

Frimez, mes petits, faites briller les reflets mordorés de vos plumes et profitez bien de la douceur du soir. Dans quelques jours viendra le moment de vous activer autour du nid et d'y déposer des œufs, promesses d'une belle descendance. Je connais un jeune garçon qui alors sera le plus heureux du monde...

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Mabrouk raconte

Il fait nuit noire et nous avons terminé le couscous: les quatre cuillers plantées dans le plat d'inox sont allées bon train et Saad, le dromadaire curieux et sympa, s'approche et allonge le cou au cas où nous lui aurions laissé un petit reste. Pour nous, c'est l'heure de siroter les trois thés, mais rien ne presse dans la paix qui nous entoure et le moment est propice aux confidences :

- Mabrouk, peut-on avoir peur dans le désert?
- Peur?... Oh non, le chacal ne s'attaque pas à l'homme et les serpents se sauvent quand on s'approche. Si on se fait piquer par un scorpion, ça fait mal, bien sûr, mais après la douleur s'en va... Pourtant si... j'ai bien failli mourir un jour.

Je devais avoir 10-11 ans. Je vivais alors dans le désert avec toute ma famille et nos troupeaux. C'était le plein été. Moi je devais surveiller nos quatre chamelles. Je ne sais pas comment c'est arrivé mais tard un soir j'ai dû rentrer au campement en avouant que j'avais perdu les chamelles! J'avais peur de mon père. C'était un homme très sévère, il frappait facilement, levait le bâton. Nous les enfants, nous avions peur de ses colères et notre mère elle-même le craignait. Il m'a dit :
- Mabrouk, tu partiras demain avant que le soleil se lève et tu vas retrouver les chamelles. Emporte de l'eau.

Je suis parti avant l'aube, avant la chaleur qui arrive très vite et j'ai cherché, cherché, grimpant d'une dune à l'autre, traversant les oueds. Rien. Pas de chamelles. Le temps passait, la chaleur devenait très forte. Mon bidon d'eau pesait sur mon épaule, sûrement que je marcherais plus vite en le laissant dans un buisson où je le reprendrais plus tard. Je l'ai donc laissé. Et j'avançais. Toujours rien. L'idée m'est venue d'enlever mes chaussures pour aller plus vite. Mais le sable m'a bientôt brûlé les pieds et la douleur est vite devenue insupportable. Que faire? Enlever mon chèche, le couper en deux, entourer chaque pied avec une moitié et chercher, chercher toujours. Je n'en pouvais plus. Mon cœur cognait, cognait dans ma poitrine. Je ne pouvais plus avancer. Je me suis allongé contre un buisson, j'ai creusé le sable pour trouver un peu de fraîcheur et calmer mon cœur. Mais il fallait repartir, chercher toujours et le désert restait vide. La tête me faisait mal, j'avais si soif, je ne supportais plus mes vêtements. Je les ai enlevés un à un et, tout nu, j'ai continué à marcher: le père, le bâton, l'air vibrant dans le soleil, les chamelles, tout se mélangeait dans ma tête. Les yeux me brûlaient à examiner les dunes. À la fin je ne savais plus pourquoi j'avançais et je commençais à trébucher.

Pendant ce temps, au campement on s'inquiétait et ma mère ne quittait plus une haute dune, embrassant l'horizon; au bout de longues heures, tout à coup, elle a appelé ma sœur:
- Aïcha, il y a un point noir, là-bas qui bouge; ce n'est pas ton frère, il a une djellaba et un chèche blancs, mais il va te dire s'il l'a vu. Emporte de l'eau, ma fille.

Aïcha s'est mise en route, montant et descendant les dunes, les yeux fixés sur le point noir. Quand elle m'a reconnu, elle a couru plus vite vers moi en criant et en pleurant. Elle m'a allongé par terre, m'a mouillé les cheveux, le visage, le corps:
- Aïcha, donne-moi à boire.
- Pas encore, attends, petit frère, attends que j'aie fini... Voilà... maintenant tu peux boire une gorgée... doucement... une autre gorgée... doucement...
Elle m'a réhydraté lentement, m'a aidé à me relever et m'a ramené au campement. Je me suis couché pour me reposer et ma mère a soigné mes pieds brûlés. Quand j'ai été rétabli, mon père a dit:
- Mabrouk, maintenant tu vas rechercher les chamelles, c'est ton travail.

Et je les ai retrouvées.

Après un instant de silence que nous n'osons rompre, Mabrouk tisonne le feu et les reflets des flammes jouent sur son visage buriné:
- Aïcha habite aujourd'hui pas très loin de moi, à Sabria. Elle et moi, nous sommes comme ça, conclut notre ami en entrecroisant ses doigts. Elle m'a sauvé la vie.

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